Polka | Quand la réalité virtuelle réinvente le photoreportage
Première mondiale, l’installation de réalité virtuelle “The Enemy” est visible à l’Institut du monde arabe à partir d’aujourd’hui. Cette œuvre, signée du photographe de guerre Karim Ben Khelifa, donne corps et voix aux motivations d’adversaires qui ont juré de s’anéantir. Une approche interactive qui tente d’humaniser les conflits et réinventer le quatrième pouvoir.
Imaginez-vous dans une salle blanche, presque clinique, un sas. A votre gauche, un lanceur de pierre palestinien, visage cagoulé et treillis miliaire. A droite, son pire adversaire. Un combattant de l’armée israélienne, barbe taillée et uniforme couleur sable. Dans la vraie vie, ils n’ont jamais été aussi proches ni parus si semblables.
C’est le tour de force de l’installation de réalité virtuelle “The Enemy”, présenté en première mondiale à l’Institut du monde arabe. Il propose aux utilisateurs de faire connaissance avec les avatars de six combattants farouchement opposés. Et d’écouter leurs histoires, leurs rêves, à la manière du photoreporter Karim Ben Khelifa, instigateur du projet.
Correspondant de guerre depuis quinze ans, il a couvert pléthore de conflits pour la presse internationale. Après avoir longtemps médité sur l’ambition du photojournalisme dans une actualité saturée d’images horrifiantes, frustré de voir ces myriades d’images témoins réduites à peau de chagrin dans les journaux, il a imaginé en 2013 une nouvelle narration, plus immersive, pour “mettre les gens dans [ses] chaussures.”
Le photographe s’est appuyé sur une équipe de 120 chercheurs, experts et designers, spécialisés dans la reconstruction 3D, l’intelligence artificielle ou les sciences cognitives et comportementales.
Coproduit par la cellule Nouvelles écritures de France Télévisions, Camera Lucida, Emissive, Dpt et l’ONF au Canada, cet objet journalistique a nécessité pas moins de trois années de production, deux millions d’euros de budget et d’innombrables ajustements technologiques auxquels ont participé d’éminents scientifiques du Massachusetts Institut of Technology (MIT) à Boston.
Pour vivre l’expérience, il faut préalablement s’équiper. Un casque VR raccordé à un sac à dos-PC permettent de plonger dans un lieu d’exposition fictionnel découpé en trois territoires. Une salle pour chaque conflit : République démocratique du Congo, Salvador et Israël-Palestine. Sur les murs, des photos de Karim Ben Khelifa prises sur les lignes de front. Dans les oreilles, des bruits de tirs et la voix du photoreporter plantent le décor. Puis, les combattants apparaissent. Postés face à face.
Dans la salle de la RDC, où que l’on se place, le double virtuel de Jean De Dieu, jeune milicien hutu, chair tannée et bottes en caoutchouc, plante son regard injecté de sang dans le nôtre, tandis qu’il répond posément aux questions de Karim Ben Khelifa: “Qui est ton ennemi?” “Peux-tu nous parler de ta première fois au combat?” Ses exactions commises envers les Tutsi font écho à la violence qui a anéanti son enfance. Et l’histoire se répète pour les six protagonistes du projet, se renvoyant dos à dos, œil pour œil et mot pour mot, leur haine aveuglement réciproque.
Cet effet miroir à 360 degrés reflète aussi les espoirs communs. A moitié nus, les corps criblés de tatouages d’Amilcar et Jorge racontent autant leur allégeance aux deux gangs salvadoriens opposés, le M18 et le M13, que l’amour inconditionnel envers leurs enfants qu’ils espèrent voir grandir, si la mort les épargne assez longtemps.
Sans juger les bourreaux, ni désigner les victimes, cette production matérialise les hommes en reprenant les codes du cinéma et des jeux vidéo.
“Ils sont nés sans ennemis, mais on leur a donné une cible à abattre, abonde Karim Ben Khelifa. Je voulais révéler l’humanité dont j’ai été témoin des deux côtés de camps opposés afin d’interroger les gens par le biais de l’expérience. Que devient le journalisme quand il crée des rencontres humaines?” Le photographe se défend de vouloir apporter des réponses, seulement poser des questions.
Avant de prendre le chemin de Montréal et du MIT de Boston d’ici la fin de l’année, le dispositif qui nécessite 300 m2 est présenté à Paris jusqu’au 4 juin. Le reste du globe détenteur d’un smartphone pourra tester l’application mobile en réalité augmenté, annoncée pour l’été.