TÉLÉRAMA | Des lycéens face à l’effroi de “The Enemy”
A l’Institut du Monde arabe jusqu’au 4 juin, l’installation “The Enemy” propose une plongée virtuelle dans l’univers de la guerre et de ses acteurs les plus violents. Au mois de décembre, nous avions accompagné des lycéens sollicités pour expérimenter le prototype de ce documentaire immersif.
En décembre dernier, une classe de 1ère S du Bourget (Seine-Saint-Denis) expérimentait à La Villette le prototype d’un film de réalité virtuelle époustouflant : The Enemy, présenté jusqu’au 4 juin à l’Institut du Monde arabe. Réalisée en 3D, cette nouvelle forme de reportage XXL se visionne debout, équipé d’un casque, d’oreillettes et lesté d’un lourd barda informatique dans le dos qui donne l’impression de circuler à 360° dans l’image.
Créé par le photographe de guerre Karim Ben Khelifa, The Enemy nous met en présence de combattants irréductibles, enferrés depuis des générations dans des guerres civiles et des conflits insolubles en Palestine, en République démocratique du Congo, en Amérique centrale. Confrontés à la découverte de ces vies de guerriers sanguinaires, les lycéens franciliens ont frémi, chahuté, réfléchi… Turbulentes mais pleines de sagacité, leurs réactions prouvent que la portée pédagogique du message ne leur a pas échappé. Bilan de l’aventure, sous l’œil attentif de l’auteur du projet, Karim Ben Khelifa.
Guerriers filmés en relief et en réalité virtuelle
Cela ressemble à un ballet futuriste ou à une réunion de somnambules agités… Munis chacun d’un sac à dos équipé d’un boîtier informatique empli de capteurs, et lestés d’un lourd casque vidéo, Océane, Igor et Inès déambulent, s’interpellent, virevoltent. Les trois élèves d’une classe de 1ère S du Lycée du Bourget (Seine-Saint-Denis) testent The Enemy : un film immersif qui offre de se projeter à 360° dans une rencontre du troisième type… Au fil d’une déambulation d’une heure, les lycéens vont être confrontés au récit de combattants farouches, engagés dans les conflits les plus sanglants du globe.
Ils vont côtoyer en images 3D des chefs de gangs de rues du Salvador, des guerriers qui s’affrontent en République démocratique du Congo et deux soldats impliqués dans le conflit israélo-palestinien. Filmés en relief et en réalité virtuelle à 360° par plusieurs caméras, tous apparaissent à taille réelle, sous forme d’hologrammes saisissants. D’emblée, les exclamations fusent : « C’est hyper bien fait, ça fait grave chelou ! », lance Igor, médusé, derrière son casque de réalité virtuelle. Non moins expressive, Océane, 16 ans, tournoie sur elle-même : « Eh, en plus, t’as vu, il t’regarde quand tu le regardes ! Wahou, ça fait trop peur ! »
Cinquante minutes de journalisme immersif
Passée l’excitation de la découverte et assagis par l’intervention de Karim Ben Khelifa, Igor, Océane et Inès évoluent avec docilité. Alors qu’ils écoutent les propos de deux guerriers, le photographe nous confie : « Je leur ai demandé de se calmer. Les capteurs détectent les mouvements intempestifs, et une voix suggère aux participants turbulents d’adopter une posture d’écoute plus appropriée. On voit qu’ils sont déjà plus réceptifs et qu’ils sont partis a priori pour 50 minutes, où ils ne vont pas faire un selfie, où ils ne vont pas aller sur Instagram, ni sur Snapchat ! Cinquante minutes de journalisme qu’ils n’auraient pas consommé autrement ! »
Pendant dix-huit ans, Karim Ben Khelifa a sillonné les zones de conflit les plus risquées de la planète : Afghanistan, Irak, Yémen… Très exigeant quant à la réception et à l’utilité de son travail, le reporter de guerre relève : « Quand je publie mes photos dans Newsweek, dans Le Monde, ou dans Time Magazine, je veux informer, mais j’aimerais surtout que cela ait un impact. Qu’ils soient civils ou combattants, lorsque des gens acceptent mon objectif aux pires moments de leur vie, pourquoi le font-ils ? Pour que je sois un simple témoin de leurs souffrances, ou parce qu’ils espèrent que mes photos vont changer quelque chose ? Si je ne me pose pas ces questions, le contrat moral qui me lie à eux n’est pas respecté. »
“Je vous présente l’ambiance de la guerre, mais je ne vous emmène pas à la guerre”, Karim Ben Khelifa, photographe.
Mû par la même volonté de pouvoir influer sur les mentalités, Karim Ben Khelifa a imaginé, à travers The Enemy, de nous faire vivre de l’intérieur les pensées, les rêves et les motivations d’adversaires irréductibles qui se pourchassent depuis des générations. Le Belgo-Tunisien explique : « Je vous présente l’ambiance de la guerre, mais je ne vous emmène pas à la guerre. Vous n’êtes pas à Gaza, vous n’êtes pas au Congo, vous n’affrontez pas les atrocités qui se déroulent là-bas. Et pourtant, je vous place au milieu des acteurs de tous ces conflits. Le public qui sort de The Enemy n’a pas l’impression d’avoir vu un film. Il a bel et bien le sentiment d’avoir rencontré des personnes. »
Au rythme des infos qui leur parviennent dans les oreillettes, Inès, Océane et Igor, captivés, font connaissance avec deux jeunes combattants qui s’affrontent au Congo, un membre de l’armée gouvernementale, et un milicien des Forces démocratiques de libération du Rwanda. La séquence suivante les projette dans le quotidien ultraviolent de la République du Salvador, où les chefs de gangs Maras se mènent une lutte sans merci. Via les témoignages de deux de ces leaders sanguinaires, tatoués de pied en cap, les lycéens franciliens découvrent les cauchemars d’une existence vécue sous le joug de la vengeance et de la haine. Qu’ont-ils ressenti et retenu à l’issue de ces entrevues virtuelles ?
Bouleversée par sa découverte, Inès, 16 ans, allure discrète, silhouette élancée et jeans troués aux genoux, avance : « C’est bien plus qu’un film. C’est une histoire vraie, racontée différemment par chacun des camps. Ça fait vraiment bizarre de voir ces hommes en face de soi ! En sortant, on est un peu perdu : on a l’impression de ne plus être dans la réalité, et que la réalité, c’était là-bas dans la salle en 3D ! » Bardée d’un sourire charmeur un rien hâbleur, la ronde binette d’Igor, 17 ans, s’anime pour sa part avec force assurance et vivacité : « On est dans une simulation de musée, avec des témoignages. Sauf qu’au lieu d’avoir des vidéos comme dans un vrai musée, là, on parle carrément à la personne ! Au début, on nous initie à l’histoire, et ensuite, on nous met en présence d’un témoin qui a vécu cette histoire et nous la raconte. »
“En temps normal, ces soldats ne sont pas des personnes méchantes !”, Inès, lycéenne.
Très attentif, Karim Ben Khelifa ne perd pas une miette des réactions enjouées des lycéens, mais les exhorte vite à ne rien dévoiler du contenu du projet à ceux qui s’apprêtent à tester The Enemy. Prolixe, le trio de jeunes spectateurs, qui appartient à une génération très perméable aux théories du complot, ne semble pas avoir douté une seconde de la véracité des témoignages. Inès ne cache pas son trouble. « J’ai été très marquée par celui qui explique avoir commencé très tôt à tuer et à faire la guerre. Celui qui porte un bonnet et des bottes – Jean de Dieu, le milicien des Forces démocratiques de libération du Rwanda, ndlr. Et qui raconte que toute sa famille a été tuée quand il était enfant et qu’il a tout vu, la cervelle qui gicle et tout ! Il était si jeune quand il a commencé que pour nous, c’est très dur à imaginer », s’émeut la jeune fille.
« Ils nous font tous pitié, parce que dans leur jeunesse, au tout début de leur vie, ils étaient gentils, à la base. Je me souviens de celui qui raconte qu’il se faisait frapper par son père quand il était enfant, et qu’il n’a jamais était heureux petit – l’un des deux chefs de gangs du Salvador, ndlr. C’est pareil que pour le jeune du Rwanda qui explique qu’on se tuait à coups de râteaux ou de pioches, dans son pays, et qu’il a vu mourir ses parents… », renchérit Igor, volubile et péremptoire. Océane se dit quant à elle convaincue que ces six combattants « n’ont pas choisi de faire la guerre ! ». Inès acquiesce : « C’est exactement ça : en temps normal, ce ne sont pas des personnes méchantes ! »
Une installation destinée à migrer outre-Manche et outre-Atlantique
Satisfait, quoique peu surpris par la sagacité des jeunes Franciliens, Karim Ben Khelifa confie avoir été sidéré, quelques mois plus tôt, par la réflexion d’une collégienne américaine de douze ans. Issue d’un milieu favorisé, et élève d’une classe pilote d’un établissement expérimental de Boston – l’Acera School –, la gamine qui a découvert The Enemy en pleine campagne électorale, juste avant l’élection de Donald Trump, lui avait déclaré : « Au fond, c’est comme en politique, il y a un côté qui affirme que si vous votez pour l’autre, vous êtes fou, et l’autre côté qui prétend que si vous votez pour celui d’en face, vous êtes fou aussi ! » Encore ému à l’évocation de cette anecdote, Karim Ben Khelifa conclut : « Cette petite avait parfaitement compris la mécanique du conflit, elle avait pressenti que, dans tout affrontement, l’un n’existe pas sans l’autre, et qu’aucun des belligérants ne peut s’arrêter sans risquer d’être éliminé par l’adversaire. C’est le message que je veux faire passer avec The Enemy. »
Persuadé que son projet trouverait sa véritable utilité s’il parvenait à toucher les jeunes générations des pays en guerre, le photographe belgo-tunisien nourrit le rêve fou de présenter son film à des adolescents rwandais, congolais, de Gaza et d’Israël…
Faute de pouvoir se hasarder sur ces terres hostiles, l’installation de 300 m2 est visible pour l’instant à l’Institut du monde arabe, jusqu’au 4 juin. L’exposition devrait ensuite migrer outre-Manche, à Cambridge, mais aussi outre-Atlantique, au MIT, l’institut de technologie du Massachussets. Avant de gagner les salles de la Bibliothèque nationale du Québec. Nous ne saurions donc trop vous conseiller de vous presser à l’Institut du monde arabe, pour mettre vos pas dans ceux d’Inès, Igor et Océane. On a rarement l’occasion d’approcher de près et avec humanité les ravages de la guerre.