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The enemy - Lucid realities

Télérama | The Enemy : un voyage virtuel au bout de l’enfer

L’installation The Enemy propose au public six rencontres à 360 ° et en 3D avec les combattants des conflits les plus irréductibles de la planète. Un documentaire immersif à vivre à l’Institut du monde arabe, à partir du 18 mai. Saisissant.

Nous avons testé en avant-première l’exposition The Enemy qui permet de s’immerger virtuellement dans le quotidien et les pensées de combattants. Chefs de gangs du Salvador, guerriers de la République démocratique du Congo, soldats du conflit israélo-palestinien : tous nous interpellent dans un face-à-face troublant. Cette exploration saisissante des mécanismes de guerre et des processus d’embrigadement offre de sonder en 3D les motivations de ceux qui se haïssent et se pourchassent depuis des générations. Grâce aux avancées de l’intelligence artificielle et aux prouesses de la réalité virtuelle, l’effet de proximité est tel avec cette nouvelle forme de documentaire que la déambulation au milieu des combattants, se révèle riche d’enseignements. Dans les sous-sols de l’Institut du monde arabe, harnachés de casques et lestés d’un barda empli de capteurs, nous avons embarqués pour un périple d’une heure. Voici le carnet de route d’une épopée visuelle et auditive des plus surprenantes.

  • Visiteurs harnachés

Exposées sans fioritures, les consignes ont dompté d’emblée les plus téméraires des participants : « Ne faites pas de grands gestes amples avec les bras, car les capteurs ne vous repèreraient plus… Si vous vous sentez mal, si vous voyez flou ou si la tête vous tourne, appelez-nous ! ». Alignés en rang d’oignons sur un banc, devant un grand espace vide, les cinq postulants, tous cobayes volontaires et valeureux confrères journalistes, n’en mènent pas large… Bien décidés à tester en avant-première mondiale l’installation The Enemy, un projet inédit de documentaire immersif en réalité virtuelle, les aspirants reporters vérifient sagement l’ajustement des sangles qui assujettissent le casque sur leur nez et leur front. Egalement affublés d’un sac à dos bardé d’électronique (ordinateur, batterie, capteurs), tous tentent de faire bonne figure en fixant consciencieusement le générique qui défile devant les yeux, en lettres blanches sur fond noir.

Dès que les premiers brouhahas retentissent dans les oreillettes du casque, sollicité par la voix off, on se lève et on se dirige vers une première salle virtuelle. Guidé par les indications sonores, on déambule dans un espace à la blancheur immaculée, où l’on peut pivoter à 360 ° dans une sorte de musée futuriste recréé en relief. L’œil attiré par de grands panoramas photographiques en noir et blanc, on s’avance. Des bruits de combats nous parviennent, on distingue des rumeurs d’agitation urbaine, des cris qui s’entrechoquent… On s’approche d’une impressionnante photo noir et blanc où l’on croit deviner un théâtre de conflit au Proche-Orient : Jérusalem ? Gaza ? La Cisjordanie ? Tout à coup, un inquiétant portrait a surgi dans un coin et nous fait face sur le mur : de ce grand cliché noir et blanc, un regard sombre et magnétique se détache, en plein cœur d’un visage masqué. Près de la photo, on lit le nom d’Abu Khaled. Par le truchement de la voix off, celle du photographe de guerre belgo-tunisien Karim Ben Khelifa, auteur du documentaire et collaborateur régulier du Monde, de Time Magazine ou de Newsweek, on cueille les premières données biographiques : Abu Khaled est membre du FPLP, le Front populaire de libération de la Palestine. Père de famille, habitant de Gaza, il a accepté d’être interrogé devant les six caméras du photoreporter à condition de pouvoir rester cagoulé et dissimulé sous son uniforme du FPLP. Alors que les présentations sont faites avec ce premier combattant, on se rend compte qu’un second portrait orne maintenant le mur opposé. Alerté par le bruit, on s’est retourné d’instinct pour observer le vis-à-vis d’Abu Khaled : le visage dénudé de Gilad Peled. Réserviste de Tsahal, l’armée d’Israël, le militaire qui a deux enfants vit dans un village, non loin de Tel Aviv.

  • Vies de guerriers

Mais à peine la voix off s’est-elle tue que l’on sursaute sous l’effet du retentissement de bruits de pas vifs… Une porte claque, et l’on tressaille en voyant s’avancer Gilad Peled et Abu Khaled en… chair et en os ! Trompé par le son spatialisé et par la qualité d’image, on s’écarte fissa, de peur d’être bousculé ! On scrute alors avec précaution les deux êtres pixélisés qui ont fait irruption. L’illusion est parfaite, saisissante… Interloqué, on se rassure en repérant des saccades dans les gestes des silhouettes en 3D… qui ne sont donc pas tout à fait réelles ! Ouf ! En catimini, on zieute à gauche, à droite, pour tenter d’apercevoir les autres participants (les silhouettes stylisées des visiteurs voisins apparaissent dans le casque sous formes d’ombres), en guise de réconfort ! Puis, l’effet de surprise s’estompe et l’on tend l’oreille : Karim Ben Khelifa a enregistré une série de questions-réponses avec chaque protagoniste du conflit. L’un après l’autre, Gilad, l’Israélien, et Abu Khaled, le Palestinien, détaillent leur vision de la paix, exposent leurs définitions de l’ennemi, de la violence… Subjugué par l’expressivité de leurs traits, on suit le récit de deux vies de guerriers. Au fil de leurs discours, in fine assez similaires, on devine la lassitude de devoir répéter ad nauseam combien leur combat est juste et fondé. Les deux soldats se rejoignent dans leur incertitude de ne pouvoir assurer à leurs enfants un avenir de concorde et d’harmonie.

“Jean de Dieu se souvient d’avoir assassiné neuf personnes à coups de pioche, à l’âge de 14 ans.”

À l’issue de ce premier face-à-face, alors que les deux silhouettes en 3D se sont évaporées, une nouvelle injonction résonne dans le casque et nous oriente vers la salle suivante. On se dirige avec méfiance pour pénétrer dans un nouveau sas qui mène à un espace, tout aussi blanc que le premier. Affichés sur des pans de murs opposés, deux grands portraits noir et blanc dardent leurs pupilles dans les nôtres. Deux jeunes hommes à la peau noire, l’un coiffé d’un bonnet, l’autre d’un béret, se font face. Nous avançons vers la photo du porteur de l’uniforme et du béret : Patient Kaboyi a 30 ans, il est sergent de l’armée gouvernementale de la République démocratique du Congo. Face à lui, le regard sombre et désespéré de Jean de Dieu, 32 ans, nous transperce et nous glace. A peine apprend-on que ce rond visage juvénile est celui d’un adjudant des FDLR, les Forces démocratiques de libération du Rwanda, que des claquements de talons vibrent. Tressautant, on se retrouve une nouvelle fois en présence de deux soldats qui s’épanchent… On apprend que Jean de Dieu a vu périr sous ses yeux son père et sa mère, massacrés à la pioche et au gourdin, dans un camp de réfugiés du Nord-Kivu, en territoire congolais… L’ex-enfant-soldat voue depuis une haine tenace à l’égard des Tutsis et de leurs alliés : milices Maï-Maï ou Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC), auxquelles Patient appartient. Très diserts l’un et l’autre sur l’inhumanité et la violence sanguinaire de leur ennemis, ces trentenaires belliqueux peinent à trouver les mots pour définir la paix ou le bonheur. Patient, le soldat de l’armée régulière, se fend quand même de cette confidence : « J’ai éprouvé de la joie le jour où ma femme a eu un enfant. Mais à part ce moment-là, je ne connais pas d’autres moments heureux. Il n’y a que des tirs d’obus! ». Lorsqu’ils quittent notre champ de vision, la voix fluette et monocorde de Jean de Dieu retentit longtemps dans notre esprit. Et son souvenir d’avoir assassiné à coups de pioche neuf personnes, alors qu’il n’avait que quatorze ans, se répercute encore en boucle dans nos oreilles, au moment où l’on pénètre dans la troisième salle.

“S’il élude la question du nombre de ses victimes, Amilcar est intarissable sur ses cauchemars et sur l’espoir de voir ses enfants évoluer vers un avenir meilleur.”

Tout aussi déstabilisante, la dernière rencontre nous met en présence de deux chefs de clans mafieux. Amilcar Vladimir et Jorge Alberto font partie de deux gangs Maras opposés du Salvador, le Barrio 18 et le MS 13, les deux principales bandes de rues (maras) qui ravagent aujourd’hui l’Amérique centrale. Physique rondouillard et regard franc, Amilcar, 36 ans, membre du Barrio 18, impressionne par sa bonhommie. S’il élude la question du nombre de victimes qu’il a pu occire, ce chef de guerre flegmatique est intarissable sur ses cauchemars (« Tu te sens poursuivi parce que tu as fait quelque chose durant la journée ») et sur l’espoir de voir un jour sa fille et son fils évoluer vers un avenir meilleur. Doyen de tous les combattants présentés dans The Enemy , Jorge, 43 ans, a déboulé tel un taureau fou dans l’arène. Petit, râblé, ventripotent, il se présente torse nu, tout comme son ennemi Amilcar, désireux, tous les deux, de bien exhiber leurs tatouages. Mais contrairement à son rival, Jorge Alberto arbore une peau brûlée, abîmée, presqu’intégralement couverte de cicatrices et de dessins du front à l’abdomen.

  • Une collaboration inédite entre journalisme, art et science

Véritable pedigree, ce parchemin singulier résume le parcours de l’ancien taulard qui égrène un à un les motifs tatoués sur son corps : le visage de sa fille, la mère de son enfant, la tour de sa prison… Et, fièrement appliqué sur son front et ses doigts : le sigle de son gang sanguinaire, le MS 13. Pour mieux observer, on se penche, on avance. Pour un peu, si l’on osait, on allongerait le bras pour essayer de toucher l’énergumène qui s’exprime sans jamais nous quitter des yeux. Mais l’on se ravise en se remémorant soudain le volet scientifique de The Enemy. Le photoreporter Karim Ben Khelifa, concepteur de cet incroyable documentaire immersif, a travaillé avec des spécialistes des neurosciences comme le professeur américain Fox Harrell. Cette collaboration inédite, à la jonction entre journalisme, art et science, donne tout son sens à l’épilogue du film.

Traqué, pisté par les ordinateurs et les capteurs sensoriels, durant ses rencontres virtuelles, le visiteur a montré çà et là, des signes d’étonnement, de méfiance, de répulsion ou d’empathie. Enregistrées et disséquées, ses réactions, sa qualité d’écoute et ses postures face à chaque combattant vont permettre de débusquer, via la magie des algorithmes et les techniques de décryptage du comportement cognitif, le guerrier qui lui a inspiré le plus d’aversion. Avec une rouerie certaine et une fine connaissance l’âme humaine, l’auteur de The Enemy choisit de nous confronter, par le biais d’un miroir, à l’image de celui que nous pourrions être, si nous étions nés ailleurs, sous des latitudes moins clémentes. En nous renvoyant le reflet de l’ennemi de notre ennemi, l’ordinateur nous a assimilé à l’adversaire de celui qui nous a le plus déstabilisé… Une façon de nous dire, de manière bien réelle, grâce à la réalité virtuelle, que la guerre a mille visages et que l’un d’entre eux nous est proche.