LE DEVOIR (Canada) | Dans la machine d’«Ennemi»
Dans l’atmosphère dénudée de la pièce, ils apparaissent, avec leur bagage de violence et de désespoir. Et ils se tournent, désarmés, désarmants, vers vous. Ce sont des membres de gangs de rue meurtriers du Salvador, un enfant-soldat du Rwanda et un soldat congolais, un combattant palestinien et un soldat israélien. Ils sont blessés par la guerre et par la vie, ne voient, à première vue, que la violence comme solution à leurs problèmes. Ils ont comme faute première d’être nés au mauvais endroit au mauvais moment, et d’avoir dû alimenter de leur chair le cycle infernal de la vengeance.
L’installation de réalité virtuelle Ennemi, à laquelle on peut participer au Centre Phi, pose la question lancinante de la réalité de la guerre et de la possibilité de la paix.
C’est le photographe et journaliste Karim Ben Khelifa qui a conçu cette installation, alliant un grand travail journalistique et une maîtrise technologique. Il nous invite à rencontrer avec lui les protagonistes de trois guerres déchirantes : le conflit israélo-palestinien, la guerre du Congo et celle entre gangs rivaux du Salvador.
Mais voilà que ces conflits prennent des visages et des noms : au Congo, ce sont Jean de Dieu et Patient, de camps ennemis. Le premier a été enfant-soldat, a vu ses parents se faire tuer sous ses yeux. À 14 ans, il avait tué neuf prisonniers, sur les ordres de ses aînés. Patient, de l’armée congolaise, a aussi dû tuer des représentants de cet « ennemi » qui menace, dit-il, l’intégrité du territoire du pays, cet ennemi tapi dans la forêt, qui guette. En Palestine, on rencontre Abu Khaled, enrôlé pour la Palestine, et Gilad, qui défend Israël. Pour Abu Khaled, on ne peut pas nommer « violence » la défense de plein droit de son peuple. Gilad souhaiterait, dans un monde idéal, ne pas faire la guerre, que ses enfants ne se retrouvent pas sous les drapeaux. Au Salvador, ce sont Amilcar Vladimir et Jorge Alberto, membres de gangs rivaux, qui se dévoilent devant nous, enfants de la violence et des bidonvilles. L’un deux porte un jeu de cartes de quatre as tatoué sur son bras, une main que personne ne peut battre.
Rêves de paix
Pour eux, la paix est un rêve, un idéal, où les enfants ne vont pas à la guerre, où les familles restent unies, où les obus ne détruisent pas les maisons. Un rêve, en quelque sorte, qui ne semble pas accessible.
À travers la trame audio enregistrée par Karim Ben Khelifa, nous sommes invités à leur poser des questions : quand ont-ils vécu leur première expérience de la violence ? Quel est le plus beau souvenir de leur vie ? Où se voient-ils dans 20 ans ? Que représente la paix pour eux ?
En entrevue, Karim Ben Khelifa admet que l’idée de ce projet est née d’un sentiment d’impuissance généré par sa pratique du journalisme traditionnel en zone de guerre. Le journaliste et auteur a par ailleurs étudié les technologies virtuelles au Massachusetts Institute of Technology. Ensuite, il a rencontré 17 combattants ayant participé aux trois conflits nommés ci-haut, dont il a tiré les six entrevues du projet. « Il a fallu faire tomber les barrières », reconnaît-il. Parce que la guerre est d’abord et avant tout une entreprise de désensibilisation.
Avant d’entreprendre le parcours, les participants sont invités à répondre à certaines questions à choix multiples : dans tel ou tel conflit, penchez-vous davantage pour un côté ou pour un autre ? Quelle est votre définition de la guerre ? Etc.
L’expérience met à l’épreuve ces convictions. Karim Ben Khelifa se réjouit d’ailleurs des réactions qu’a suscitées son installation à Tel-Aviv et à Paris, où elle a déjà été présentée. En entrevue, il dit rêver que le mouvement pour la paix survienne de la base, et non des décideurs. Supposons qu’on déclare la guerre, et que personne ne vienne au front…